dimanche 20 août 2023

 

 

CETTE FILLE NE LAISSE PAS DE PIERRE

 

Il arrive parfois de refermer un livre avec un sentiment de gêne, d’incompréhension ou de mépris. En bas de la page 305, ultime du roman de Véronique Ovaldé, j’ai ressenti une forme de honte (envers moi-même). Et formulé cette question : Comment ai-je pu attendre son dixième bouquin pour me mettre à lire les mots imprimés de la dame brune que j’avais aperçue à la télévision et dans les journaux qui parlent littérature ? Quelle révélation pour l’inculte que je suis et que je demeure ! Il est rare de penser cela mais j’ai absolument tout aimé de « Fille en colère sur un banc de pierre ». Absolument tout. Même cette peu fréquente mais régulière coquetterie du saut de ligne en plein milieu d’une phrase. Le genre de caprice qui, normalement, hérisse sur ma tête les cheveux que je n’ai plus depuis dix ans. Mais là tout est juste, puissant, subtil, intelligent, drôle, fort, beau. Maîtrisé oserais-je dire. Mais de cette maîtrise qui n’empêche pas les envolées naïves et les gros mots élégants, de celle qui évite les facilités et les soubresauts programmés parce que, pour attirer le chaland et les critiques, « il faut que ça bouge dans l’histoire parce que sinon c’est trop lent et que il faut qu’il se passe plein de trucs parce que sinon hein on s’ennuie ».

Ovaldé distille avec mesure et grâce les évènements passés dans l’histoire du présent de cette fille sur un banc de pierre, Aïda, qui revient sur son île italienne et dans sa famille quinze ans après son départ forcé. Une tragédie de naguère domine, tragédie avec laquelle la fille bannie tente de vivre comme le font les gens exceptionnels, c’est-à-dire « comme ils peuvent ». La galerie de portraits de la smala, des habitants de la ville est magnifiquement réalisée par l’auteure, dans une inspiration à la Velázquez où l’on se doit de faire du beau avec des faces de rois consanguins. L’espace d’un roman, Aïda devient la petite-sœur chérie de quiconque se sera senti pas assez aimé, rejeté, étranger. De qui aura souffert de la plus grande souffrance possible, cette torture créée par le diable et dénommée « culpabilité ».  

« Fille en colère sur un banc de pierre » de Véronique Ovaldé. Éditions Flammarion. 21 euros.

lundi 17 juillet 2023

 

MARC LAMBRON PAYE SA DETTE (ET LA NÔTRE)

 

Il est des livres qui n’ont pas besoin d’abondance de pages pour être essentiels. « Le monde d’avant » de Marc Lambron fait partie de ceux-là. Quatre-vingt-douze faces de papier à joli grain et des mots élégants, emprunts de cette humilité des gens reconnaissants, bienveillants. Lambron est un homme sûr de lui-même. Parce qu’il sait d’où il vient. Parce qu’il écrit d’où il vient. Parce qu’il est (et qu’il est resté) d’où il vient. Ce récit est une ode et un hommage à une famille, sa famille, placée sous le regard tendre du grand-père ouvrier. C’est intime et ça parle à tout le monde. En tout cas à ceux qui, comme moi, ont aussi connu la France d’avant. Celle où la modestie de la classe sociale était tant une fierté qu’un tremplin vers le mieux. Cette France ouvrière et rurale, avec des mots de patois et les toilettes dans le jardin, avec la pose de collets dans les champs et des grelots à la porte des épiceries. L’académicien ne clame pas « c’était mieux avant ! ». Il écrit simplement : « c’était avant… ». Comme si ce temps qui, comme le chanta Jacques Bertin, « a passé comme un charme » l’obligeait à témoigner, à laisser une trace et à remercier ce passé.

Le propre de la littérature n’est-il pas que l’intime devienne universel ? Alors en lisant « Le monde d’avant », en écoutant l’histoire de Pierre Denis, le grand-père maternel de Marc Lambron, j’ai pensé à mon propre grand-père maternel, Gustave, qui un jour a dit fièrement à ma mère :  « J’ai demandé à Frédéric ce qu’il avait appris ce matin au lycée et je n’ai pas compris. C’est un moment important car mon petit-fils en sait désormais plus que moi ». Ou encore à Françoise, ma grand-mère maternelle, qui rêvait que je sois instituteur, le comble de la réussite pour cette petite paysanne à peine lettrée. En écrivant sur les siens, Marc Lambron a écrit sur les nôtres. Il a payé sa dette. Et la nôtre.

« Le monde d’avant » de Marc Lambron. Éditions Grasset. 14 euros.

lundi 3 juillet 2023

 

LES MORTS NE MEURENT JAMAIS

 

La rencontre avec un écrivain se fait parfois par des chemins détournés. C’est ma passion adolescente (et immortelle) pour Gérard Philipe qui m’avait naturellement conduit, à l’automne 2019, à la lecture du « Dernier hiver du Cid ». La voix radiophonique tant admirée de Jérôme Garcin entrait alors dans ma bibliothèque et un immense auteur s’installait dans ma vie. Alors, quand « Mes fragiles », son dernier livre, débarqua en librairies au mois de janvier, une précipitation allègre et nerveuse s’empara de mes doigts et de mes yeux (lunettes de cinquantenaire comprises). La lecture fut intense et ininterrompue. Quasi cérémoniale. Et accompagnée par l’écoute des « Leçons de ténèbres » de François Couperin, évoquées par l’auteur dans les premières pages. Les morts conjuguées de la mère et du frère de Jérôme Garcin, la révélation d’une terrifiante anomalie chromosomique dont il est le porteur, le X fragile, sont la base de ce récit d’une force non pas surhumaine comme le veut la formule mais d’une force humaine, tout simplement, merveilleusement humaine. Parce que c’est bien l’humanité qui se dégage de ce livre, comme dans toute l’œuvre de Garcin. Cette humanité faite de fragiles et de fragilités.

 La tristesse, la noirceur, le désespoir auraient dû logiquement investir les phrases de l’auteur, borner les paragraphes et les chapitres. Mais non. Même si des larmes surprennent parfois le lecteur, la lumière de la vie éclaire chaque page. La foi chrétienne de la mère, le talent de peintre du frère, entre autres raisons de ne pas céder au néant de l’abattement et du renoncement, sont des lègues que Jérôme Garcin raconte avec une grande pureté d’écriture. L’économie des mots n’est pas de la radinerie mais du respect pour la langue et pour les émotions qu’elle transmet. Ne jamais en faire trop, telle semble être la ligne de conduite de celui qui n’écrit qu’à la campagne et avec la maîtrise et l’honnêteté que réclament les chevaux qu’il monte inlassablement. On referme « Mes fragiles » en pensant à ses propres morts. Ceux qui, comme le fait comprendre Jérôme Garcin, ne meurent jamais.

« Mes fragiles » de Jérôme Garcin. Éditions Gallimard. 14 Euros.

dimanche 25 juin 2023

 

LA JEUNE FEMME ET LE WESTERN

 

      - Ah bon, on écrit encore des westerns aujourd’hui ?

La question fusa entre mes lèvres sans presque passer par le cerveau. Sûrement du fait de mon inculture, ma réaction conjugua d’abord la méfiance, l’étonnement et l’admiration. Je venais de prendre en main le livre à la couverture noire et rouge de feu. Un premier roman « Black Mesa » signé par Ophélie Roque et qui vient de sortir aux éditions Robert Laffont. Avant d’ouvrir le bouquin, je me dis toutefois qu’il fallait avoir le courage des cavaliers de rodéo sans selle pour, à trente-deux ans et un passeport 100% français, s’aventurer à raconter une histoire de conquête de l’ouest se déroulant entre 1887 et 1889. Et puis j’ai lu quelques lignes. Et puis quand j’ai relevé le nez pour la première fois, quatre-vingts pages avaient défilé entre mes doigts eux-aussi blessés de moiteur. J’avais soif, un peu comme Franck et Ron qui souffraient la longue traversée d’un désert cruel au sein d’un convoi chamarré de rêveurs, de désespérés et de salauds. Tous morts en puissance et beaucoup en réel. 

Franck avait acheté (très cher) une terre inconnue dénommée « Black Mesa », très loin là-bas dans l’Arizona d’avant le Las Vegas des machines à sous et des seins gonflés à l’hélium. Il a embarqué son père, vieux chiqueur de tabac et de misanthropie, pour s’installer comme fermier. Le tout donne un récit dur et enivrant, où l’odeur de la crasse et du sang accompagne les mots ciselés par Ophélie Roque, magnifique conteuse de tristesses et d’espoirs. Au fil des pages, j’ai souvent ressenti mes années d’enfance du mardi soir et ces westerns de la « dernière séance » à la télé présentée par Eddy Mitchell (pas plus américain que notre auteure). « Black Mesa » est un livre déroutant, un roman réussi. Un culot devenu bouquin. Et très bon bouquin.

"Black Mesa" d’Ophélie Roque. Editions Robert Laffont. 19 Euros.